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Pike sut que Rahmi était au nid la première fois qu’il passa devant chez lui au volant de sa Jeep grâce à la rutilante Malibu noire garée le long du trottoir. À trois heures du matin un jour de semaine, la circulation était inexistante et les rues désertes. Pike releva le col de son blouson, baissa sa casquette et se pencha sur son volant. Même si le reste du monde dormait à poings fermés, un des guetteurs de la SIS devait être à l’affût. Un passage, et il l’ignorerait. Deux passages, et il s’interrogerait. Trois passages, et il appellerait probablement une voiture de patrouille pour voir ce qui se tramait.
Pike continua sur sa lancée jusqu’à une station Mobil abondamment éclairée et ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’entrée de la bretelle de l’autoroute. Il s’y arrêta et téléphona pour commander un taxi. En attendant son arrivée, il entra dans la boutique. L’employé, un Latino d’âge moyen au menton fuyant, paniqua malgré les quatre centimètres de vitre pare-balles qui le protégeaient. À peine eut-il vu Pike franchir le seuil que sa main droite disparut sous le comptoir.
— J’ai un problème de moteur, dit Pike. Je vais laisser ma Jeep ici un certain temps. D’accord ?
Pike agita un billet de vingt dollars puis le glissa sous la vitre. L’employé n’y toucha pas.
— Y a rien qui pue dedans, au moins ?
— Qui pue ?
— Ouais. Qui pue.
De la came, ou un macab.
— J’ai un problème de moteur, répéta Pike. Je reviendrai.
L’employé prit le billet de vingt de la main gauche, sans jamais laisser voir la droite. Pike se demanda combien de fois il s’était fait braquer.
Il ressortit et, immobile dans la clarté vaporeuse de la station, respira la brume froide jusqu’à ce qu’un taxi vert citron qui semblait presque lavande apparaisse dans cette lumière électrique.
Le chauffeur était un jeune Afro-Américain aux yeux méfiants, qui fit un bond en voyant que son client était blanc.
— Votre voiture est en panne ?
— J’ai une copine dans le coin. Vous n’aurez qu’à me laisser devant chez elle.
— Ah.
« Elle ». La mention d’une femme rassura le chauffeur.
Pike ne lui donna pas l’adresse de Rahmi, se contentant d’indiquer le carrefour le plus proche. Il ne voulait pas que l’homme sache où il allait, au cas où il serait interrogé plus tard. Quand ils eurent atteint la rue de Rahmi, Pike lui demanda de ralentir.
— Allez-y doucement. Je reconnaîtrai l’immeuble quand on passera devant.
— Je croyais que vous la connaissiez, cette fille.
— Ça fait un bail.
Le guetteur de la SIS devait suivre le taxi des yeux. À cette heure de la nuit, ils n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent. Pike se rencogna dans l’ombre lorsqu’ils passèrent devant chez Rahmi. Le guetteur avait maintenant probablement la puce à l’oreille, mais Pike avait besoin de voir comment était éclairé l’immeuble. Cela lui fournirait des informations déterminantes pour localiser la planque des guetteurs et planifier son offensive.
— Moins vite, dit Pike.
Le chauffeur ralentit encore. Le guetteur devait être en train de tripoter les boutons de son émetteur ou de réveiller son coéquipier pour lui dire qu’il se passait peut-être un truc.
La façade latérale de l’immeuble de Rahmi était théoriquement éclairée par six lampes jaunes, une au-dessus de chaque porte d’entrée, mais quatre seulement fonctionnaient, les trois du rez-de-chaussée et une à l’étage. Les deux autres devaient être hors service. Mais c’était surtout l’arrière du bâtiment qui intéressait Pike. Les images de Google lui avaient montré que l’immeuble était très proche de la maison voisine, et Pike constata que la lumière du porche de celle-ci ne l’atteignait pas. Ce qui l’arrangeait. Cette zone d’ombre profonde, combinée à la distance par rapport à la rue et à l’étroitesse du passage qui séparait les deux constructions, créait un tunnel de ténèbres derrière l’appartement de Rahmi. Pike n’aurait aucun mal à y disparaître.
— Alors, c’est où ? s’impatienta le chauffeur.
— Je ne vois pas. Essayons le bloc suivant.
Pike le fit ralentir devant deux autres immeubles, histoire de déboussoler les guetteurs, puis lui demanda de le ramener à sa Jeep. Du temps où il servait dans les marines, les pilotes d’hélicoptère utilisaient la même technique pour introduire des troupes en territoire ennemi. Ils ne se contentaient pas d’arriver quelque part, de dropper leurs hommes et de rebrousser chemin. Non, les pilotes effectuaient trois ou quatre faux largages pour brouiller les pistes. Ce qui fonctionnait dans des jungles hostiles pouvait aussi fonctionner à South Central.
Pike repassa devant l’immeuble à bord d’un deuxième taxi peu avant l’aube pour étudier à nouveau l’éclairage, cette fois-ci en sens inverse, après quoi il effectua six autres passages jusqu’à midi, chaque fois dans un taxi différent, en demandant à deux reprises à son chauffeur de stopper à proximité pour lui permettre d’observer la rue. Un des chauffeurs lui demanda s’il cherchait une nana, un autre le fixa longuement de ses yeux de marbre dans le rétroviseur avant de lâcher : « Vous faites des repérages pour tuer quelqu’un, ou quoi ? »
Ils étaient garés devant un autre immeuble d’habitation, à un bloc de distance. Pike pensait à présent que le poste d’observation principal de la SIS se situait dans un des deux bâtiments commerciaux qui faisaient face à l’immeuble de Rahmi. La seule autre construction offrant une vue directe sur sa porte d’entrée était la maison vers laquelle était orienté l’immeuble, mais Pike avait vu une grande femme maigre en sortir avec trois enfants à l’heure du départ à l’école. Les deux commerces étaient donc les seules possibilités restantes. Les guetteurs de la SIS avaient besoin de voir la porte d’entrée de Rahmi. Ils avaient besoin de savoir qui entrait et sortait, et l’angle était trop serré pour qu’ils puissent s’installer ailleurs. Pike n’avait pas découvert leur localisation exacte, mais cela ne lui semblait plus nécessaire.
— Je veux pas que ça tire dans mon tacot, lâcha le chauffeur. Vous avez pas intérêt à m’impliquer dans un crime.
— Je suis zen.
— Vous avez pas l’air zen. Je vous sens chaud bouillant. Si quelqu’un était assis à côté de vous, il rôtirait sur place.
— Chut.
— Je vous préviens, c’est tout.
Pike posa un billet de vingt sur l’épaule de l’homme. Le chauffeur grogna, l’air de se considérer lui-même comme le dernier des imbéciles, mais le billet disparut.
La Malibu de Rahmi était devant l’immeuble, quasiment en face du portail grillagé. Noire avec une bande blanche, équipée de doubles jantes chromées qui devaient aller chercher dans les deux mille dollars pièce. Chaque fois que Rahmi montait dedans, il était très certainement pris en filature par la SIS. Ils avaient dû fixer un mouchard GPS sous le châssis et prévoir un minimum de trois véhicules pour maintenir le contact. Ces véhicules devaient pouvoir servir à tout moment.
La Malibu était la clé pour Pike. Alors que la SIS avait pour obligation de surveiller l’appartement de Rahmi, il lui suffisait de surveiller la voiture sans se montrer.
Le chauffeur soupira bruyamment.
— Bon, vous en avez pas assez vu ?
— Démarrez.
Après avoir récupéré sa Jeep, Pike remonta vers le nord. Un de ses amis possédait à East L. A. un parking bondé de véhicules qu’il louait à des sociétés de production de films. Essentiellement des voitures anciennes, mais aussi un certain nombre de véhicules spécialisés du genre buggies, voitures de police en fin de carrière ou dragsters customisés. Pike opta pour un camion à tacos recouvert d’une épaisse couche de poussière, à la peinture écaillée et au pare-brise fendu, chez antonio – RESTAU MOBILE – LE ROI DU TACO-BARBECUE ! disait le logo décoloré qui en barrait le flanc.
Pike régla la location avec sa carte de crédit, laissa sa Jeep au parking, et repartit vers Compton au volant du camion à tacos. Il se gara à trois blocs de chez Rahmi, le long du trottoir opposé, entre ce qui ressemblait à une casse auto et une enfilade de boutiques désaffectées.
Pike éteignit le moteur, baissa les vitres pour faire courant d’air, et se faufila dans la partie cuisine du camion pour être invisible de la rue. À cette distance, les guetteurs de la SIS l’ignoreraient. Ils étaient trop occupés à surveiller le domicile de Rahmi.
Pike ne voyait pas l’appartement mais jouissait d’une vue imprenable sur la Malibu, et il n’avait besoin de rien d’autre.
Il s’installa. Respira. Attendit.